Au début du mois de juillet 1994, le Front patriotique rwandais (FPR) met fin au génocide à la suite de la victoire militaire et un gouvernement d’union nationale s’installe à Kigali. Le Rwanda est alors un pays ravagé. Plusieurs centaines de milliers de rwandais ont trouvé la mort dans les tueries entre avril et juillet, plusieurs millions se trouvent sur les routes ou réfugiés dans les pays limitrophes. Une des priorités retenues par les autorités est la gestion mémorielle du passé récent afin de reconstruire un vivre ensemble mis à mal après le « génocide au village » entre voisins Tutsi et Hutu [Hélène Dumas – 2014]. Comme le souligne Rémi Korman : « (…) Comment concilier la mémoire du génocide avec les politiques d’unité et de réconciliation ? » [Rémi Korman – 2013]. Cette question fondamentale traverse la mise en œuvre d’une politique rwandaise de mémoire spécifique de 1994 à aujourd’hui.
La mise en mémoire du génocide au Rwanda
La politique de mémoire alors retenue vise clairement trois objectifs : reconstruire l’unité nationale, lutter contre l’idéologie du génocide et améliorer l’image du pays largement noircie à la suite des massacres médiatisés. Des outils législatifs encadrent peu à peu ces trois objectifs majeurs, mis en œuvre par une Commission ad hoc intitulée « Commission pour le mémorial du génocide et des massacres au Rwanda » dépendant de l’Etat. La politique mémorielle retenue s’articule prioritairement dès 1994-1996 autour de la mémoire des victimes à travers la gestion des corps des personnes assassinées et le soutien moral et matériel aux rescapés. Les premières mesures voient rapidement le jour dans un pays pourtant à reconstruire : créer un centre national de recherche sur le génocide, constituer les archives du génocide, repérer les sites de massacres, inhumer « en dignité » les victimes grâce à l’aide internationale et constituer des mémoriaux locaux ou nationaux. L’inhumation des victimes est d’abord prise en charge par les rescapés puis peu à peu par l’Etat. A la suite d’un premier décompte, une enquête de recensement impliquant des agents recenseurs et des rescapés aboutit en 2004 à un rapport précis sur le nombre et l’identités des victimes. Parallèlement, la législation se structure elle aussi peu à peu. La nouvelle constitution de 2003, les lois foncières de 2005 et la loi de 2008 encadrent davantage les mémoriaux et tombes individuelles ou collectives. Les corps sont rassemblés (250 000 au mémorial de Gisozi de Kigali) et les ossements des défunts traités de manière moins dégradante lors des inhumations en fosses communes dans des cimetières centraux de district.
L’apaisement des mémoires
L’apaisement des mémoires (mémoires de l’Etat, mémoires des rescapés, mémoires des civils) s’appuie sur l’intervention des rescapés regroupés en associations fédérées au sein de l’organisation non gouvernementale Ibuka qui signifie « Souviens-toi » en kinyarwanda. Elles participent à l’aide aux rescapés et à la mise en œuvre de la réinhumation des corps dans les sites d’inhumation collectifs. L’apaisement des mémoires passe en parallèle également par la mise en œuvre des juridictions Gacaca dans tout le pays à partir de 2001 qui s’inspire d’un mode de gestion local des conflits. Elles ont pour mission de traiter partout dans le pays les milliers de procès contre les bourreaux ou complices des assassinats. Ces tribunaux populaires et traditionnels réactivés se déroulent en public. La parole circule alors entre les victimes et les responsables des massacres. Ces derniers sont appelés à donner des informations sur les circonstances précises des tueries individuelles et collectives et à se repentir. Au-delà des punitions infligées, les Gacaca ont pour objectif de « refaire société », entre travail de mémoire et justice. [Florent Piton – 2018].
La diversité des supports de mémoire
Un calendrier mémoriel officiel voit également peu à peu le jour. L’Etat organise une première cérémonie le 1er octobre 1994 qui renvoie à la première victoire du FPR de 1990. L’année suivante, le 7 avril s’impose comme souvenir du premier jour des massacres et une cérémonie officielle est organisée à Rebero. Consensuelle, elle est dédiée aux « martyrs de la démocratie » et aux « victimes anonymes » du génocide, soit les Hutu qui se sont opposés à l’entreprise génocidaire et les Tutsi victimes des massacres. Dès 1996, les cérémonies sont davantage prises en charge par le FPR et l’accent est mis sur les chants et des lectures de témoignages des rescapés Tutsi dont certains entrent violemment en transe. La mémoire des anonymes massacrés est alors ravivée et certains des corps sont exposés pour témoigner de la violence des massacres. La conservation et l’expositions des corps apparaissent alors comme une originalité de la politique mémorielle au Rwanda : il s’agit de donner la preuve des massacres aux yeux de la communauté internationale mais aussi de nombreux Rwandais qui, même condamnés, continuent à nier le génocide . Certains mémoriaux exhibent les instruments de mise à mort des bourreaux, machettes et bâtons cloutés comme au complexe adventiste de Mugonero à l’ouest du Rwanda [Dumas/Korman – 2011]. Cette mise en scène statuaire doit servir à ne pas oublier les mises à mort durant lesquelles les victimes ont notamment été animalisées. Les cérémonies se structurent et se laïcisent : le gris remplace par exemple le violet catholique comme couleur du deuil. Le 7 avril reste la date pivot ouvrant un cycle de commémorations (cérémonies, programmation médiatique de documentaires ou d’expositions) amenant jusqu’au 4 juillet, jour retenu comme l’arrêt des tueries par le FPR. Ainsi, le génocide s’inscrit au cœur de l’histoire rwandaise et rythme le calendrier commémoratif partagé.
Les lieux de mémoire
Rapidement, la Shoah plus que la Commission Vérité et réconciliation sud-africaine devient le modèle mémoriel du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda [Rémi Korman – 2013]. Le musée du mémorial de Gisozi construit à Kigali à partir de 2002 est pris en charge par la Fondation AEGIS, une institution anglaise dont la mission centrale est l’organisation de la mémoire de la Shoah. La muséographie du Mémorial de Gisozi est directement inspirée de Yad Vashem. Six mémoriaux nationaux relaient dans le pays la politique mémorielle de l’Etat : conserver et montrer pour éduquer. Des sites et cimetières plus humbles sont gérés par des associations dont Ibuka avec le soutien des autorités publiques. La politique mémorielle retenue se heurte parfois à l’Eglise catholique accusée de complicité dans le génocide. Des compromis sont trouvés entre les rescapés, les autorités politiques et ecclésiastiques sur les églises lieux de massacres, certaines purifiées et rendues au culte, deux d’entre elles devenant des mémoriaux importants (Nyamata et Ntarama).
Reconstruction nationale
La mémoire du génocide doit également participer à la reconstruction de l’image du pays et lui donner une nouvelle place dans les relations internationales. Les cérémonies du 7 avril jouent en cela un rôle politique essentiel. En 2000, le Premier ministre belge se rend à Kigali et présente officiellement ses excuses au nom de son pays, en présence de nombreux dirigeants internationaux. En février 2010, le président Nicolas Sarkozy, premier chef d’Etat français à se rendre à Kigali, avait officiellement reconnu des « erreurs d’appréciation » de la France lors du génocide. L’absence de son successeur Emmanuel Macron à l’occasion du 25e anniversaire de l’événement à Kigali montrait le chemin qu’il fallait encore parcourir pour que le pays reconnaisse ses « responsabilités accablantes » [rapport Duclert – 2021].
La mobilisation mémorielle reste encore dense au Rwanda mais on constate depuis plusieurs années une euphémisation des formes de commémorations : moins de monstration des corps, une liturgie insistant sur la réconciliation de tous les Rwandais unifiés. Pardon et vivre-ensemble relèguent la rhétorique des victimes et rescapés. Le discours s’est déplacé désormais sur le terrain de l’histoire du pays et d’un panthéon de héros nationaux plus large enseigné dans les écoles, alors que les rescapés ne représentent aujourd’hui plus que 3% de la société rwandaise.
La politique de mémoire ci-dessus décrite est aujourd’hui souvent montrée en exemple. Les autorités en vantent la capacité de résilience et de pacification. Ce constat semble devoir tout de même être nuancé. Nombre de rescapés vivant au Rwanda ne se sentent pas toujours en sécurité alors que l’idéologie du génocide n’a pas été complétement éradiquée dans la société rwandaise. La lutte contre le négationnisme et la traque des derniers génocidaires exilés se poursuivent. Le « nouveau Rwanda » navigue ainsi entre un passé très présent et une reconstruction à achever, dans le sillage d’un rayonnement international appelé de leurs vœux par les autorités en place.
Pour obtenir des informations complémentaires, dirigez-vous vers le site d’Ibuka France
Bibliographie
- Hélène Dumas et Rémi Korman, « Espaces de la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda. Mémoriaux et lieux de mémoire », dans Afrique contemporaine, 2011/2 (n°238).
- Rémi Korman, « La politique de mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda : enjeux et évolutions », dans Droit et Cultures n°66 – 2013-2
- Rémi Korman, « L’Etat rwandais et la mémoire du génocide. Commémorer sur les ruines (1994-1996) », dans XXe siècle, revue d’histoire
- Florent Piton, « Le génocide des Tutsi du Rwanda », Paris, La découverte, 2018.
Texte rédigé par Alexandre Lafon (professeur agrégé d'histoire-géographique)